De la critique fielleuse à la suspicion mortifère
Malgré qu’on s’en défende parfois derrière une insouciance feinte (tout ceci n’aura qu’un temps…), l’inquiétude règne : tout va mal ! Le monde est fou ! Les grands équilibres, les guerres, quels grands malheurs ! Ce n’est pas faux. Mais qu’affirme l’évangile ? « Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres, ce ne sera pas, cependant, la fin (…) Relevez la tête, car votre délivrance est proche ».
Chers amis et bienfaiteurs,
Malgré qu’on s’en défende parfois derrière une insouciance feinte (tout ceci n’aura qu’un temps…), l’inquiétude règne : tout va mal ! Le monde est fou ! Les grands équilibres, les guerres, quels grands malheurs ! Ce n’est pas faux. Mais qu’affirme l’évangile ? « Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres, ce ne sera pas, cependant, la fin (…) Relevez la tête, car votre délivrance est proche ». Il convient donc de se garder de la désespérance et des grandes peurs, pour s’attacher plutôt à discerner, plus près de nous, plus immédiatement perceptible, ce qui pourrait, en vérité, susciter des craintes bien réelles : notre propre décadence. Ecoutons les graves paroles de Notre Sauveur avec une attention extrême : « ne craignez point ce qui peut tuer le corps, mais ne peut atteindre l’âme. Craignez plutôt celui qui a le pouvoir de détruire votre âme. » En effet, soumis aux épreuves de la guerre ou aux douleurs de la persécution, l’homme réagit et fait généralement front. Placé, nolens volens, face à l’essentiel, il se recueille et offre sa vie en holocauste. La décadence dans laquelle il s’enfonce d’abord imperceptiblement puis de plus en plus vite et plus profond est comme les sables mouvants : inexorable.
L’état présent des choses, le pauvre quotidien, arrime l’homme au port de la décadence. Feutrée, pernicieuse, sournoise, elle contamine l’air, court dans les rues, entre dans les maisons, déjoue les meilleures défenses, se rit des digues les mieux établies. Imperceptiblement, elle s’introduit en nos âmes et nous oblige insidieusement à pactiser avec elle. Rien ne semble pouvoir l’arrêter, elle excite nos sens, pénètre nos cœurs et altère nos intelligences. Elle constitue une véritable pandémie. Le signe non équivoque de sa victoire indiscutable est la condition présente de l’intelligence, réduite à un rôle de chambre d’enregistrement de nos impulsions les plus vagues et les plus vulgaires. Nous assistons à une révolte contre l’intelligence et sa royauté qui ne manque pas d’être très impressionnante : les émotions seules ont droit de cité et sont reconnues comme valables. Nous assistons, non seulement impuissants mais trop souvent consentants, au triomphe de la brute sur l’homme.
Derrière ce constat général, examinons comment se traduit chez nous cette décadence. Trouverions-nous quelques traces de cette pandémie parmi nous ? En un mot, en sommes-nous victimes ?
Inutile de se voiler la face : prétendre être restés à l’abri de cette contamination serait parfaitement ridicule. Tout le monde est plus ou moins touché. Le nier serait l’aveu implicite de notre impuissance et la preuve que, cruellement touchés par cette terrible maladie qui s’attaque impitoyablement à l’intelligence, nous sommes devenus incapables de poser un jugement idoine sur notre propre état. Nous sommes contaminés. Nos âmes sont contaminées. Pour s’en convaincre, il suffit de poser cette simple question : sommes-nous dignes des chrétiens des premiers temps de l’Église, qui brillaient par leur grande et manifeste charité fraternelle ?
Au contraire, il semble trop que notre petit monde attaché à la tradition ressemble à un centre d’interprétation où chacun analyse son prochain à l’aune de ses propres humeurs. Et le condamne, parfois, du haut de sa pauvre chaire…
Notre intelligence est devenue un champ en jachère en raison de l’omnipotence des impressions sur toute autre considération. Cette hégémonie de nos émotions établit dans l’âme la domination tyrannique des passions. Nous ne vivons plus, alors, comme des hommes conduits par leur intelligence, mais comme des animaux cherchant à satisfaire leurs appétits naturels. Les sens ne sont plus au service de l’intelligence ni soumis à elle; désormais, les facultés de l’âme sont réduites à devenir les esclaves de nos sentiments débridés. Chacun se laisse dominer par l’orgueil, dissimulé sournoisement sous le masque de l'émotion passagère. Aussi les critiques vont-elles bon train et nous permettons nous d’envoyer des flèches acérées. En toute bonne conscience, puisque le sentiment aveugle notre raison. Parce qu’elle traduit une abdication réelle et sans conditions, cette attitude est lâche.
Il faut lui arracher le masque dont elle s’affuble car elle stérilise toute l’œuvre de sanctification et répand un esprit de suspicion généralisée où chacun peut dire n’importe quoi et briser allégrement les réputations au gré de ses rancœurs.
Relevons les faits caractéristiques de ces critiques perpétuelles : les paroles ou les actions du prochain sont toujours interprétées en fonction de la personne jugée et des sentiments qui lui sont portés. Et aussi en fonction des intérêts en jeu et de la propre « vérité » du maldisant : nous plaçons intentionnellement ce mot entre guillemets pour souligner l’ironie du terme alors volontiers employé…
N’est-il point normal de se draper dans de hautes et nobles considérations lorsqu’il faut couvrir les calomnies ? Qui suspecterait une telle forfaiture dès lors que sont revêtus les sublimes habits de la rigueur ? Soyons sérieux ! Nous ne cherchons pas la vérité et nous n’employons des grands mots, avec un ton et un air de componction feinte, que pour dissimuler l’inconsistance de notre jugement et notre propre animosité. Qui ne saurait voir, en effet, dans cette lâche dérobade, un aveu flagrant de notre propre misère ?
L’intelligence, esclave de l’orgueil par ces critiques incessantes, n’est plus en effet capable de poser un acte de jugement droit sur notre prochain. Ce sont nos impressions, désormais reines de notre vie, qui dictent nos sentences. Nous n’avons plus ce que Bergson appelle si joliment « la politesse de l’intelligence » ; cette faculté de comprendre que l’autre n’est point la copie conforme de notre intérieur et que ses vues ne sont pas en tous points identiques aux nôtres.
Aussi n’est-il point rare de surprendre les uns et les autres rapporter les critiques de tiers pour les faire siennes… ou pour les critiquer à leur tour. Ainsi, les critiques fusent-elles allègrement sur les membres de sa propre famille, sur les professeurs de l’école en présence des enfants ou sur les âmes consacrées ; en joignant pour ces dernières à l’habituelle critique, la moquerie insidieuse et dénigrante.
Il va de soi que ces critiques se font sur toile d’hypocrisie et que la jouissance suprême est d’attendre que notre victime ait le dos tourné pour distiller le venin de notre cœur. Doit-on y relever une incapacité à s’expliquer en face, calmement ? L’abdication de l’intelligence le laisse supposer. Il est difficile de ne pas y relever également une banale couardise. Mais il faut surtout y lire un aveu implicite : la propension quasi innée à chercher à avoir raison, plutôt qu’à chercher la raison des choses.
Prenons bien garde, cette attitude est extrêmement dangereuse car elle engendre en nous une déformation pernicieuse qui consisterait à absoudre chez nous des comportements pour lesquels nous n’avons pas de mots suffisamment durs lorsque nous les fustigeons chez notre prochain. Il serait bon, pour s’en prémunir, de se mettre à l’école de saint Bonaventure, qui se fait l’écho de Notre Seigneur Lui-même : « Si tu vois dans ton frère quelque défaut répréhensible, tourne d’abord ton regard vers toi-même…condamne en toi ce que tu aurais condamné en lui. »
« Tout royaume divisé contre lui-même court à sa perte ». Ne serait-il pas à propos de s’arrêter et de prendre la mesure de notre indigence que voile notre orgueil et de nous convertir afin que notre vie chrétienne ne soit pas un vain nom donné à des pratiques extérieures ?
Viennent en notre cœur et sur nos lèvres ces paroles que chaque soir nous adressons comme une supplique à Notre Seigneur et que nous répétons aujourd’hui avec insistance pour que notre conversion soit véridique :
« Converte nos Deus salutaris noster. Et averte iram tuam a nobis (1).»
Abbé le Roux
(1) Convertissez-nous, O Dieu, notre salut. Et détournez de nous votre colère